Note : Ce contenu a été créé avant que Fabernovel ne fasse partie du groupe EY, le 5 juillet 2022.
Le paradoxe du marché du retail
D’un côté, le retail, marché mature en difficulté, est souvent décrit comme apocalyptique. Aux Etats-Unis, plus de 8600 magasins physiques doivent fermer en 2019. La France n’est pas épargnée - en témoignent les fermetures de huit enseignes Gap et plus de 30 Conforama cet été, pour n'en citer que quelques unes.
Et pourtant de l’autre, il n’y a jamais eu autant d’ouvertures de magasins. Aujourd’hui, au Etats-Unis d’après les données de la National Retail Association pour chaque boutique qui ferme 5 magasins physiques ouvrent. Le nombre d’ouvertures de magasins physiques a cru de plus de 50% en 2018 par rapport à l’année précédente.
Un phénomène qui peut s’expliquer notamment par l'économie américaine qui est en plein essor depuis quelques années - le chômage est à son plus bas niveau en 50 ans, les ménages ont presque doublé leur richesse nette depuis 2009, les marchés boursiers ont atteint des sommets historiques. Cependant, ce sont 20% des salaires les plus élevés qui ont augmenté quand 80 % des revenus les plus bas ont stagné ou diminué, impactant inévitablement le retail*. Les revenus les plus faibles ont tendance à acheter plus dans des magasins physiques où le prix va souvent guider la décision d’achat. Pour les revenus les plus élevés, l’achat en ligne sera privilégié avec une forte sensibilité à l’innovation et aux expériences proposées.
Mais c’est aussi parce que la majorité des fermetures sont celles de magasins qui n'ont pas su s’adapter à un nouveau modèle de retail qu’on voit naître. Un retail plus personnalisé et, surtout, émotionnel. Un modèle qui est incarné par un nouveau groupe d'entreprises qui sont arrivées sur le marché - les DNVB, Digital Native Vertical Brands.
Un marché du retail segmenté en 3 cohortes
Le marché se segmente en 3 cohortes distinctes : les marchands aux prix bas dont l’essentiel de la proposition de valeur est basée sur des produits bons marchés, des acteurs plus équilibrés qui vendent des produits à un prix accessibles mais avec une expérience de marque travaillée et enfin les acteurs premium dont le positionnement est clairement de proposer une expérience de marque et produit très différenciantes. Les acteurs - aux extrémités de cette segmentation - prix bas et premium sont ceux qui réussissent le mieux, tandis que les acteurs moins clivants rencontrent le plus de difficultés.
Une étude* mesure d'ailleurs les ouvertures/fermetures de magasins physiques sur cette segmentation : en moyenne, les marchands aux prix bas ouvrent 2,5 magasins pour chaque magasin fermé dans la catégorie “équilibré”. Le ratio est de 1 magasin ouvert chez les acteurs premium pour un magasin fermé chez les acteurs de la catégorie “équilibré”.
Pour illustrer ces chiffres, Matress Firm, leader de la vente de matelas aux Etats-Unis - au positionnement moyen-bas de gamme - a fermé près de 20% de ses magasins en quelques mois (des magasins souvent situés en périphérie des villes). Côté DNVB, sur le même marché, Casper - au positionnement premium - a une politique d’ouverture de magasins très offensive et prévoyait en 2018 d’en ouvrir 200 sur les deux prochaines années.
Qui sont les DNVB ?
Comme le début de l’acronyme l'indique, ce sont des marques nées sur internet qui intègrent la technologie au coeur de leur modèle : elles investissent massivement en interne dans le développement d’algorithmes et de solutions tech pour améliorer constamment l’expérience client.
Elles sont verticales : souvent une seule gamme de produit avec un positionnement fort; elles couvrent et contrôlent toute la chaîne de valeur de la production à la distribution, ce qui leur donne l’avantage de pouvoir tester et itérer en temps réel avec les retours de leurs clients. Bergamotte, une DNVB française sur le marché des fleurs, a réussi à réduire de 5 jours le temps de distribution de ses fleurs fraîches, faisant passer le temps entre le moment où les fleurs sont coupées et l’arrivée en magasin - ou directement chez le client dans ce cas-ci - de 7 jours (la norme du marché) à 2 jours.
Enfin, ce sont des marques qui prennent position pour créer l’engagement. Elles ont une forte capacité à construire une communauté, d'engager les gens avec leur histoire, leurs messages et leurs valeurs. Emily Weiss, fondatrice de Glossier - une DNVB dans la cosmétique - a construit sa marque à partir de son blog, lancé en 2010, sur lequel elle partageait ses idées sur l’industrie de la beauté et les évolutions qu’elle devrait prendre. En 2014, son blog comptait 1,5 million de visites qui ont atteint 3 millions avec le lancement de Glossier. Aujourd'hui, Glossier compte 2,4 millions d'adeptes sur Instagram et Emily Weiss joue toujours un rôle clé dans la communication et l'incarnation de la marque.
DNVB : se lancer dans le physique pour croître
Si leurs lancements sont souvent spectaculaires, les DNVB se retrouvent confrontées à la difficulté de passer à l’échelle. Principale raison : le coût d'acquisition client qui a explosé de 17x dans le cas des publicités Facebook par rapport à 2011. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ouvrir un magasin physique se révèle être une solution pour toucher davantage de clients. C’est ce que l’on appelle le Halo Effect : les ventes du canal physique entraînent plus de ventes sur le canal digital. Les DNVB qui ont ouvert un magasin physique ont ainsi connu une hausse de près de 40% du trafic de leur site en ligne. Pour autant, le magasin physique imaginé par les DNVB ne ressemble en rien aux magasins traditionnels. Terminée la simple transaction commerciale, les magasins des DNVB ont pour objectif d’acquérir de nouveaux clients en proposant un lieu pour vivre l’expérience de la marque où le stock de produit y est limité - voire inexistant - pour favoriser l’achat en ligne.
Les acteurs “traditionnels” remettent leurs stratégies au goût du jour
- Certains essayent de créer leur propres DNVB
Le groupe Ontex a par exemple créé Little Big Change, en travaillant sa marque, notamment avec une belle campagne qui a fait le buzz en début d’année. Mais, la marque semble avoir du mal à conquérir des clients sur le marché européen de la couche de bébé que la DNVB allemande Lillydoo domine. D’après les dernières communications financières du groupe Ontex, le contexte marché est difficile pour le groupe au sens large et les résultats ne sont pas au rendez-vous. Cela pourrait expliquer que dans une situation de pression sur les marges, le groupe n’ait pas eu les moyens de poursuivre ses investissements marketing sur sa DNVB Little Big Change. En Août dernier, le groupe a annoncé vouloir recentrer la nouvelle marque sur le Benelux où la pression concurrentielle est peut être moins forte que sur le marché français. Affaire à suivre donc.
- D’autres rachètent des marques D2C pour les faire passer à l’échelle.
Shiseido a récemment fait l’actualité en rachetant la marque de clean beauty Drunk Elephant pour 845 millions de dollars. Avec un objectif : faire passer la marque à l’échelle, en lui ouvrant les portes de la distribution sur le marché asiatique et lui assurant un pouvoir de négociation fort avec ses fournisseurs - notamment sur ses emballages recyclables. Le tout - et c’est clé - sans étouffer la marque en forçant les synergies qui se sont le lot des traditionnelles fusions-acquisitions.
- D’autres apprennent de leurs expériences passées
Après s’être lancé dans une série d’achats frénétiques entre 2016 et 2018 (Jet, Bonobos, ModCloth… pour près de 3,5 milliards de dollars), Walmart semble aujourd’hui changer de stratégie et tente de développer des DNVB en interne en ciblant la large gamme de consommateurs captifs dans ses magasins. Sa nouvelle marque de matelas Allswell à acheter en ligne et sur walmart.com, illustre cette stratégie avec une baisse de prix drastique pour ses produits (environ 350$ contre 800$ au départ) pour élargir sa cible de clients.
Est-ce finalement là le nouveau visage du retail ?
D’après Business Of Fashion, les investisseurs ont déboursé près de 3,5 milliards de dollars entre 2009 et 2019 dans ces nouvelles marques. Alors que ces marques ciblent, toutes, exactement les mêmes segments de clients, sur les mêmes canaux, le coût d’acquisition client sur les plateformes Facebook et Instagram a flambé sur ce segment sur les dernières années. Les tours de financement successifs les ont aidé à passer outre ce frein à la croissance. Seulement ce modèle n’est pas viable, certaines marques se sont enfermées dans une boucle infinie où elles avaient en permanence besoin de lever plus d’argent, pour acquérir plus de clients et donc croître et donc lever plus d’argent...
Les nouvelles générations de DNVB et investisseurs semblent l’avoir compris. Aujourd’hui les marques qui sont soutenues sont celles qui arrivent à prouver que leur communauté est fidèle, qu’elles arrivent à développer une croissance organique, plus naturelle, par le bouche à oreille notamment ou qu’elles arrivent à créer de la récurrence d’achat sur la même base de clients. C’est aussi un des facteurs qui explique la volonté pour beaucoup de ces marques de développer leur présence physique.
Mehdi Dziri, Directeur de projet chez Fabernovel
L’émergence de ces nouvelles marques a participé à élever les standards d’expérience attendus par les consommateurs (expérience de marque, omnicanale, transparente, et responsable). Même si pour certaines DNVB, le modèle économique et la capacité à passer à l’échelle pose question, elles ouvrent la voie à une transformation du marché avec peut-être le développement de modèles de DNVB distribuées à une base plus large de consommateurs et une nouvelle forme de distribution en magasins physiques.
Elina Gaillard, Analyste chez Fabernovel
*Selon l'Etude Deloitte Insights, great retail bifurcation