C’en est presque évident : l’alimentation est une action lourde de sens, d’implications culturelles, sociales, politiques. En témoignent les prescriptions alimentaires des religions, les mouvements véganes, ou tout simplement l’importance qu’une grande majorité d’entre nous accorde au fait de partager un repas avec ses proches. On sous-estime ainsi bien souvent l’impact de la culture, le poids de la tradition, dans la perception de ce qu’est le “bien-manger”. Les seules discussions très animées autour de la place de la viande dans nos alimentations en sont une démonstration très actuelle. C’est tout aussi vrai pour la part de la population qui souffre hélas encore de sous-nutrition : choisir son alimentation et le contexte de son alimentation est une question de dignité, de plaisir et de santé, inhérente à la condition humaine. Finalement, l’industrie agroalimentaire a ceci de singulier qu’elle sait répondre autant au socle qu’à la pointe de la pyramide de Maslow, du pur besoin physiologique de se nourrir à l’accomplissement de soi dans le partage d’un art culinaire.
Quand on décrit ce long périple qui va de la ferme à l’assiette, il y a donc l’assiette. La forme de l’assiette, de la vaisselle, de la pièce, la situation d’usage, les personnes qui nous accompagnent, notre culture… Tous ces éléments ont souvent autant, voire plus de sens que ce qui nous nourrit effectivement. Et ils ne sauraient être oubliés lorsqu’on imagine de nouveaux produits et de nouveaux services.
Et quoi de plus archétypique que les couverts ou la cuisine aux yeux du designer ? C’est même le premier champ investi par le design à ses prémisses, au début du XIXe siècle, quand Catharine Beecher s’attarde à appliquer des bonnes pratiques de l’usine à l’organisation de la cuisine, donnant naissance au plan de travail tel qu’on le connaît aujourd’hui. A cette époque, elle cherche à soulager le travail des femmes, et même à convaincre de la viabilité de l’abolition de l’esclavage dont elle anticipe les répercussions sur le travail des femmes. La forme de “l’assiette” est donc éminemment signifiante. Et elle est très certainement digne d’intérêt pour penser la transformation de l’industrie agroalimentaire. Si l’approche de Catharine Beecher témoigne avec force des préoccupations de son époque, les designers contemporains s’emparent bien sûr de celles d’aujourd’hui.
En nourrissant ou en éclairant des projets par le design, on s’arme d’une clé supplémentaire pour faire accepter culturellement des innovations dans le secteur et/ou anticiper les freins à leur réception. Alors, par exemple, quelles sont les implications culturelles de la viande de synthèse ou des produits simili-carnés ? Un packaging plus responsable ne peut-il pas être désirable ? Que nous apprend un contexte d’alimentation “extrême” comme l'hôpital pour repenser l’alimentation en général ?
Les trois projets de design suivants proposent des réponses à ces questions, et illustrent toute la puissance de la discipline pour contribuer à la construction du futur de la food.
Projet 1 : la viande de synthèse doit-elle rappeler d’où elle vient ?
Le designer spéculatif britannique James King s’est attardé dès 2006 sur la question de la forme à donner à la viande de synthèse pour nous rappeler sa provenance, dans un contexte où elle serait produite en masse. Quand aujourd’hui, manger de la viande a une forte signification socio-économique, quel sens voudra-t-on donner à la viande de synthèse, à commencer par sa forme ?
James King, Dressing The Meat of Tomorrow, 2006
_Sa proposition : _
Il utilise des coupes transversales IRM d’organes internes de vaches et de poulets pour produire des moules. Les moules les plus esthétiques sont alors utilisés pour donner forme à la viande de synthèse.
Que peut-on en retenir ?
Cette proposition s’inscrit dans le champ du design critique, pratique du design qui consiste à explorer les implications futures d’innovations, en matérialisant des scénarios possibles, pour générer le débat notamment sur les questions de société. Elle n’a donc pas vocation à être commercialisée. Dans ce projet, James King cherche à ouvrir une troisième voie pour répondre à la question de la forme à donner à la viande de synthèse. Plutôt que de ressembler exactement à la viande traditionnelle, ou de n’avoir aucun rapport avec elle (à l’instar des premiers prototypes de viande de synthèse), cette nouvelle forme affirme son origine artificielle, sans renier la connaissance poussée du vivant qu’elle a nécessitée pour voir le jour.
Avec cet objet palpable, James King cherche à générer des réactions spontanées qui dépassent le dégoût ou la fascination, pour faire émerger des constats inattendus, plus profonds. Cette obsession pour la formalisation est une des spécificités du designer : prototyper, tester, itérer.
Il y aurait sans doute beaucoup à apprendre en mettant une proposition comparable sur le thème de la viande végétale entre les mains de consommateurs, pour comprendre en profondeur leurs considérations, leur contexte socioculturel, et mieux adapter le produit à leurs attentes.
Projet 2 : un contenant et un contenu pensés en symbiose pour une expérience résolument délicieuse et durable.
Stéphane Bureaux, Duomo, 2014
_Sa proposition : _
Stéphane Bureaux a réfléchi à un packaging conçu en accord avec son contenu, pour livrer un système complet, aérien. Avec ces deux plaques immaculées, en lévitation, il cherche à traduire le bien procuré par le chocolat, tout en figurant son aspect envoûtant, révélant ainsi nos envies les plus inavouées.
Mais s’il recèle une forte dimension poétique et ludique, la spécificité de ce packaging est aussi son matériau et son cycle de vie : il est composé de PET, le même polymère recyclable que les bouteilles de soda, et il est surtout à consigner chez son artisan chocolatier de quartier !
Que peut-on en retenir ?
Ce système a été conçu à partir des contraintes spécifiques du contenant, l’écrin de PET, et du contenu, les plaques de chocolat, dans un souci d’économie de matière et sans complexifier la production, mais en cherchant volontairement à renouveler l’aspect usuel du produit.
En étant pensé comme un tout, ce packaging inédit combine responsabilité et plaisir, faisant coïncider forme et fond pour révéler avec humour toute la qualité addictive du chocolat.
Pour en limiter l’impact, sans pour autant renoncer à leur pouvoir de sublimation des produits, on pourrait davantage concevoir les packagings conjointement aux produits qu’ils contiennent, en suivant cette approche de création sous contrainte. Cela contribuerait certainement à accroître la désirabilité et le succès commercial des produits plus responsables.
Projet 3 : et si on déconstruisait certains préjugés autour de l’alimentation dans les hôpitaux ?
Marc Bretillot, Utopiable
La question posée : le designer Marc Bretillot a effectué une résidence d’un an dans le CHU de Saint-Etienne, en s’intéressant à la question de l’alimentation des patients et des soignants, pour produire un rapport d’étonnement et des pistes d’amélioration.
La spécificité de son approche est qu’il a entamé ses recherches sans question précise. Il s’est placé dans une posture d’observation participante, d’écoute naïve, enregistrant les dires des patients et des soignants, remarquant leurs faits et gestes. Il tenait également un journal de bord.
A l’issue de ces observations, il s’est alors agi pour lui d’en faire ressortir les constats les plus inattendus, les étonnements, qui sont autant de pistes d’amélioration du quotidien des personnes rencontrées, ou du moins des enseignements, des insights, à garder en tête dans tout projet de création de produits ou de services liés à l’alimentation de ces usagers.
_Sa proposition : _
Ses constats balayent les champs du sensoriel, de l’image de soi, du service, ou encore du contexte plus général. Parmi ses étonnements, on peut citer la question délicate de l’alcool, qui revient plusieurs fois dans les témoignages. Produit de partage et de plaisir par excellence, c’est aussi à trop forte dose un produit qui isole. Dans le contexte d’un malade, c’en est d’autant plus délicat : est-ce que l’alcool peut faire plus de bien que de mal ? Qui le détermine ? Le patient a-t-il le choix ?
Marc Bretillot suggère alors d’entendre cette quête d’évasion : “n'y a-t-il pas des boissons qui, avec le même degré de sophistication, de rituel, pourraient répondre à l'envie d'ailleurs ? Peut-on imaginer des recettes de cocktail-hôpital ?”
Une autre de ses propositions s’intéresse à la notion de liberté. La plupart des patients s’en sentent partiellement ou totalement privés, quand le corps notamment interdit le mouvement. Comment l’alimentation pourrait-elle participer à leur redonner cette liberté, ou du moins en donner la sensation ? Si la cuisine centralisée de l’hôpital n’y répond pas, Marc Bretillot imagine fractionner les unités de production, créer des espaces de cuisine à l’instar des salles de bain dans chaque chambre, ou encore que la cuisine se déplace dans l’intimité de la chambre avec un chariot mobile, un cuisinier nomade, ou même que le patient devienne le cuisinier s’il en a les capacités.
Ces pistes seraient bien sûr à mettre au regard des contraintes sanitaires et organisationnelles de l’hôpital, et c’est là bien sûr la limite de la démarche, il conviendrait en effet de la croiser avec d’autres expertises pour la mettre à l’épreuve du réel.
Cependant ces propositions ont le mérite d’éclairer deux enjeux à la fois : celui du parcours de soin du patient, et le caractère central de l’alimentation dans son expérience à l’hôpital, mais aussi cette notion de liberté derrière l’alimentation. Si des produits alimentaires et des services parviennent à rendre la sensation de liberté à des personnes hospitalisées, ne serait-il pas intéressant de les transposer à plus grande échelle ? Par exemple pour les personnes hospitalisées à domicile, pour les personnes dépendantes, ou tout simplement les personnes en soif d’émancipation. Quelles opportunités pourrait-on déceler dans le potentiel libérateur de l’alimentation ?
Que peut-on en retenir ?
Cela paraît évident : la recherche terrain, l’observation in situ, la discussion prolongée avec des consommateurs sont des clés inégalables pour identifier des opportunités d’améliorer leur quotidien et de leur apporter satisfaction. Mais il est quand même question de posture et c‘est là une dimension très chère au designer : ce qui fait la force des propositions de Marc Bretillot, c’est que sa démarche de recherche est profondément empathique et gratuite. Le designer observe, enregistre, écoute, sans idée préconçue. Il apporte un regard naïf et une fraîcheur sur les comportements individuels et les phénomènes de groupe qu’il rencontre, en mobilisant d’autres disciplines, ainsi que son expérience et son intuition. Il révèle ainsi les points saillants des expériences vécues, et contribue à les traduire en opportunités, en déconstruisant quelques préjugés au passage.
Plus largement, pour les designers, l’exploration de contextes d’usage “extrêmes” comme l’est celui de l’hôpital révèle des enseignements puissants et utiles à tous. Dans une démarche de design d’un nouveau produit ou service, conduire des recherches ou tester ses idées dans de tels contextes permet de faire émerger l’inattendu, et in fine de penser des solutions inclusives (plus qu’accessibles), c’est-à-dire satisfaisantes pour le plus grand nombre, peu importe le contexte — à l’hôpital, ou en dehors. C’est une démarche très intéressante à systématiser, et un outil puissant pour nourrir une démarche créative.
Conclusion
Aux côtés de tous les autres métiers qui contribuent à un projet, le designer apporte donc plusieurs forces : sa capacité à s’immerger avec cette posture particulière dans un contexte socio-culturel, si crucial lorsqu’on aborde la question de l’alimentation, pour en comprendre tous les tenants et aboutissants. Aussi, sa puissance créative qui s’appuie sur sa subjectivité, ses convictions et son expérience, et lui permet de répondre de manière nouvelle à des enjeux aussi complexes que les contraintes liées au packaging ou les produits simili-carnés. Enfin, le designer est et doit rester un esprit critique, qui questionne le statu quo, interpelle et permet le débat, pour que l’on s’attache toujours à se demander “pourquoi ?”. Pour que lorsqu’on imagine des produits alimentaires, ou la manière de les distribuer ou de les consommer, nous n’oubliions jamais de nous demander si nous ne pouvons pas faire autrement.