Note : Ce contenu a été créé avant que Fabernovel ne fasse partie du groupe EY, le 5 juillet 2022.

Le pouvoir de raconter, distraire, émerveiller

D’abord parce qu’elle nous permet de nous abstraire d’une réalité parfois ennuyeuse ou moins-que-parfaite en fournissant un échappatoire autrement plus agréable. Qui n’a jamais fondu sur un roman ou une série pour se détendre après une journée éprouvante ? Un créneau que les géants du numérique ont rapidement saisi pour nous permettre de découvrir et de partager des imaginaires de manière toujours plus immersive et individualisée ; non seulement en tant que consommateur, mais surtout en tant que narrateur de nos propres fictions.

Instagram et Snapchat, par exemple, qui sont devenues les nouvelles plateformes de narration de notre quotidien, regorgent de fonctionnalités pour ajouter la juste dose de paillettes qui permettra de le sublimer : filtres photo, stickers, fonctionnalités de réalité augmentée, stories, live, etc.

Mais alors : fiction ou réalité ? Un utilisateur lambda poste sur Instagram des photos de sa vie quotidienne, de ses soirées, de ses vacances à la plage. Quoi de plus réel ? Mais en sélectionnant, retouchant, enrichissant chaque détail pour se raconter comme il le souhaite n’est il pas en train de distordre sa réalité ?

Une auto-fiction qui se confond presque absolument avec sa réalité : son identité sur les réseaux sociaux le définit, du moins en partie. Au même titre que l’identité des autres l’inspire sur ces mêmes réseaux : il suit ses personnalités préférées pour connaître les détails de leur vie “réelle”, comme s’il les connaissait personnellement, tout en sachant probablement qu’une armée de sponsors, maquilleurs et photographes se cache derrière chaque post. Mais ce n’est pas ce qui compte. Ce qu’il recherche ? Une réalité qui l’inspire. Souvent, donc, une réalité faussée. Voire complètement fausse - comme celle de Lil Miquela dont les 1,6 millions d’abonnés suivent la vie virtuelle au quotidien, créé de toutes pièces par une équipe de designers et de développeurs sur un logiciel de conception 3D/4D [ A ce sujet, je vous conseille ce récent article du Monde, avec l’analyse de notre Analyst Arielle Le Bail].

Ce flou entretenu entre fiction et réalité ne serait-il pas la base même du succès du réseau social ? Le temps que nous y passons mérite en tout cas que l’on s’interroge sur ce que nous venons y chercher et sur ce que l’on y trouve.

Le potentiel créatif de la fiction

A nouveaux canaux, nouvelles fictions. Et si Instagram et Snapchat présentent un terrain particulièrement fertile pour la création d’histoires, certains acteurs se sont approprié les codes de ces plateformes avec brio pour pousser encore plus loin les limites de la fiction. C’est le cas de France TV avec  SKAM, une série adaptée d’un concept norvégien qui raconte la vie d’un groupe d’adolescents au lycée, et qui - un an et demi après la sortie de son premier épisode - cumule plus de 70 millions de vues. Sauf qu’au lieu d’être diffusé à 18h tous les lundis sur TF1, chaque épisode est posté sur france.tv/slash et sur Youtube, au moment même où se situe l’épisode. Par exemple la scène de dégustation du cordon bleu-purée de céleri à la cantine la veille du week-end sera diffusée un vendredi à 12h. De plus chaque personnage, comme celui de Manon, a un compte Instagram sur lequel il poste ce qui lui arrive dans la série, exactement comme une adolescente partagerait son quotidien dans la vie réelle. De quoi plonger les spectateurs dans un univers plus vrai que nature, de manière vraiment immersive.

Mais plus que du divertissement et qu’une manière de se raconter pour satisfaire son ego, et au-delà du potentiel créatif qu’elle offre, la fiction cache des pouvoirs qu’il s’agirait de ne pas sous-estimer. C’est tout le sujet de ce dossier.

La fiction est-elle un mensonge ?

La fiction est une manière de révéler des vérités qui nous sont inaccessibles ou désincarnées. La série SKAM nous permet par exemple, à nous qui avons quitté les bancs du lycée, de nous mettre dans la peau d’un adolescent en 2019. Elle offre également aux adolescents qui la regardent un recul sur une situation dans laquelle ils se reconnaissent, qu’ils vivent tous les jours sans pour autant en comprendre les tenants et les aboutissants. La fiction devient alors un levier pour révéler, critiquer, dénoncer un état de fait. Elle est, pour reprendre Cocteau, “un mensonge qui dit la vérité”.

Du moins quand ce “mensonge” se dit mensonge. Nous avons évoqué le flou qui peut exister entre la fiction et la réalité. Cette frontière peut être complètement dissimulée à des fins de manipulation, comme le rappellent les _fake news _dont l’ère internet exacerbe et amplifiele pouvoir et donc le danger. D’après un sondage IFOP publié en 2019 pour le compte de la Fondation Jean-Jaurès et de Conspiracy Watch, 21% des personnes interrogées se déclarent d’accord avec 5 énoncés complotistes parmi les 10 qui leur ont été soumis.

Mais le mensonge est-il fiction, simplement parce qu’il décrit quelque chose qui n’existe pas dans le monde réel ? Le Larousse donne une première définition à cette dernière comme “création de l’imagination ; ce qui est du domaine de l’imaginaire, de l’irréel”. De ce point de vue, expliquer que la terre est plate relève de la fiction. Mais cette définition reste aussi floue que la frontière entre le réel et l’imaginaire : qu’en est-il d’une histoire inventée sur des personnages réels ? Ou d’une histoire réelle qui cache une partie de la vérité ?

Le philosophe John Searle s’est posé la question de ce qui caractérisait une oeuvre fictionnelle, et a relevé l’importance de “l’intention de l’auteur”. Ce n’est pas ce qui est décrit qui détermine la fiction, ou la manière dont elle est racontée (par exemple en utilisant des expressions comme “il était une fois”), mais la posture de l’auteur et de ses lecteurs / spectateurs vis-à-vis de l’oeuvre, à savoir faire semblant de croire que l’histoire est vraie dans une “feinte ludique partagée”.

La fiction motrice engage la responsabilité du designer

Mais si on ne fait que “semblant” de croire que ce qui est dit est vrai, doit-on penser que la fiction n’a qu’un pouvoir divertissant ou didactique ?

Le titre d’influenceur qui est décerné aux plus accomplis des utilisateurs, virtuels ou non, des réseaux sociaux n’est pas anodin, et témoigne de l’emprise que peut avoir la fiction sur nos vies. Souvent la fiction incarne un imaginaire à travers des personnages, des visuels, des mises en scènes, une histoire, des objets, des expériences et nous fait éprouver des émotions qui influencent nos actes.

C’était l’ambition d’Institute for the Future à l’occasion du World Ocean Day célébré à l’Académie des Sciences Californienne. Plastic Century, une exposition interactive avait alors été organisée pour inspirer aux visiteurs une sensation de dégoût face à la pollution des océans. 4 grandes jarres d’eau remplies de déchets plastiques ont été installées pour représenter les différentes quantités de plastiques produites sur terre à différentes périodes : 1910, 1960, 2010 pour finir sur une projection en 2030. Les visiteurs étaient invités à boire l’eau des jarres pour incarner le fait que l’eau, les hommes et la pollution sont intimement connectés, et déclencher ce sentiment de répugnance qui restera gravé au delà de l’expérience en tant que telle.

Ces océans fictifs font plus que raconter une histoire, ils font la preuve de ce qu’ils racontent. Ils sont l’exemple parfait du pouvoir de la fiction pour imaginer, définir, incarner, et, surtout, produire un monde meilleur par l’effet de réalité et de réalisation qu’elle produit sur chacun d’entre nous.

A la fois individuellement mais aussi et surtout collectivement. Yuval Noah Harari dans son best-seller, _Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, _évoque la thèse suivante :

“Toute coopération humaine à grande échelle - qu’il s’agisse d’un Etat moderne, d’une Église médiévale, d’une cité antique ou d’une tribu archaïque- s’enracine dans les mythes communs qui n’existent que dans l’imagination collective. Les Églises s’enracinent dans des mythes religieux communs. Deux catholiques qui ne se sont jamais rencontrés peuvent néanmoins partir en croisade ensemble ou réunir des fonds pour construire un hôpital parce que tous deux croient que Dieu s’est incarné et s’est laisser crucifier pour racheter nos péchés. Les Etats s’enracinent dans des mythes nationaux communs. Deux Serbes qui ne se sont jamais rencontrés peuvent risquer leur vie pour se sauver l’un l’autre parce que tous deux croient à l’existence d’une nation serbe, à la patrie serbe et au drapeau serbe.”

Et dans l’épisode final de Game of Thrones, c’est aussi ce que Tyrion explique à tous les survivants réunis : le pouvoir d’unification le plus grand d’un peuple, est celui de leurs fictions communes. “What unites people? Armies? Gold? Flags? Stories. There’s nothing in the world more powerful than a good story. Nothing can stop it. No enemy can defeat it.”

Pour prolonger cette liste, le mission statement d’une entreprise n’est-elle pas aussi une fiction qui permet de remporter l’adhésion de ses salariés et de la faire fonctionner ? C’est d’ailleurs le premier théorème évoqué dans cette étude qui explique selon nous le succès de Tesla : “Une vision ambitieuse est le meilleur moteur de croissance”.

La fiction exerce sur nous une force motrice. En tant que designer et concepteur, il en va de notre responsabilité d’écrire les fictions que nous voulons voir s’accomplir. Car demain est fait des histoires que nous voulons bien raconter aujourd’hui.