Un samedi matin, début janvier. A peine réveillé, l’opérateur d'astreinte arrive à l'Agence de gestion des urgences d'Hawaii. Une tasse de café à la main, il s’apprête à effectuer sa première action, il sélectionne dans le menu déroulant l’une des options, machinalement.
Soudain, il est pris de panique, il a fait erreur : au lieu de sélectionner «Test missile alert», il a sélectionné «Missile Alert», tout court.
Un sms est envoyé automatiquement à l’ensemble des résidants d’Hawaï “BALLISTIC MISSILE THREAT INBOUND TO HAWAII. SEEK IMMEDIATE SHELTER. THIS IS NOT A DRILL.”, il faudra 38 minutes pour que le gouvernement d’état ne démente l’information, créant un vent de panique.
Vent de panique aussi parmi les designers, en tout cas moi… Car ce fait divers largement relayé ce début d’année, outre son caractère “amusant” - une histoire digne d’un film ! - expose un problème design essentiel. Je me suis demandée avec angoisse : le design de cette interface a-t-il induit l’erreur ? Serions-nous allés trop loin dans notre quête de simplicité ? A trop vouloir rendre service et faciliter la vie de l’utilisateur, avons-nous réduit la réalité à des choix trop simples ?
Enthousiaste dès la première heure de Google Material Design, moi qui ai toujours prôné la mise en place de Design System, ces boîtes à outils pour concepteurs qui garantissent la cohérence de l’ensemble des interfaces et des interactions quel que soit le point de contact, j’en viens à remettre en question l’approche pragmatique dominante chez les designers qui s’obstinent à offrir des expériences à tout prix fonctionnelles et/ou utilitaires, au risque de ne pas être toujours adaptées.
Revenons à la catastrophe hawaïenne : qui est à blâmer ? L’opérateur ? Trop facile. Non, il faut chercher plus loin pour trouver le coupable. Regardons de plus près ce fameux drop-down qu’il a mal maîtrisé : l’intégration d’un menu déroulant dans une telle situation n’est-elle pas discutable ? Dans un tel cas, lorsqu’il s’agit de choisir entre 2 options qui ne sont pas utilisées à la même fréquence et aux conséquences bien différentes, majeures dans le cas du test de missile, ce n’est pas un drop-down qu’il faut présenter à l’utilisateur.
Traités de la même manière, ces choix restreints augmentent considérablement la probabilité de faire le mauvais.
Le problème de conception d’interface est facile à identifier dans ce cas et sa résolution relativement simple : nous pourrions, par exemple, opter pour deux boutons avec des traitements différents. Mais nous aurions tort de nous arrêter là, et il convient de prendre un peu de recul et de regarder l’expérience au global. Car il n’y a pas d’interface utilisateur (UI) sans expérience utilisateur (UX).
L’interface n’est, en effet, que la partie visible du travail de conception, (la partie immergée de l’iceberg selon la célèbre métaphore, sous-tendant que l’expérience utilisateur est donc celle submergée).
L’interface est ce que l’utilisateur appréhende, prend en main, manipule.
L’interface est l’incarnation des choix du designer. Il est donc de sa responsabilité d’imaginer des dispositifs qui répondent aux besoins et ne permettent de réaliser des actions simplement - voire intuitivement - que si aucune erreur n’est possible.
L’interface est l’incarnation des choix du designer.
Depuis quelques années, voire même 20 ans si on pense au "one-click" breveté par Amazon, la chasse aux pain points ou zones de frictions, est ouverte. Il s’agit de les débusquer, puis de les corriger. Le résultat ? Une expérience utilisateur plus simple, plus fluide et sans effort pour l’utilisateur.
Les expériences utilisateurs sont devenues des boîtes noires : les calculs complexes du designer sont cachés derrière des boutons conviviaux, des interfaces conversationnelles, des principes d'interactions toujours plus naturelles. Ainsi, il est toujours plus facile pour un utilisateur de réaliser des actions. Il perd en revanche toute capacité de contrôle sur la façon dont les choses fonctionnent, ou de compréhension des répercussions des actions réalisées.
Un bon design se juge aujourd’hui sur son efficacité, sa cohérence d’un bout à l’autre du parcours et quel que soit le point de contact (agence ou boutique, site web, application etc.).
Et je me demande donc : cela suffit-il encore ? Et maintenant ?
Un retour à la friction ? Trop simple.
Nous vivons une ère _UX-obsessed _dont le plus grand mal est, semble-t-il, la friction. Après avoir cherché pendant des années à la supprimer, certains proposent aujourd’hui de la retrouver. Comme si réinjecter des points de friction dans les parcours de l’utilisateur était notre seule solution pour retrouver son attention. Cette approche me laisse pour le moins sceptique. Il faudrait donc proposer des interfaces compliquées qui multiplient les clics et la lecture ? Chercher à créer désarroi, incompréhension voire ennui chez les utilisateurs ? A coup sûr nous les pousserions à abandonner avant d’avoir réussi leur action (ce n’est pas pour rien qu’on s’est attaché si longtemps à fluidifier le parcours).
Nous vivons une ère _UX-obsessed _dont le plus grand mal est, semble-t-il, la friction
A l’image de la série d'objets quotidiens délibérément désagréables de Katerina Kamprani, dont l’objectif est en partie «de déconstruire le langage de conception invisible des objets simples du quotidien et de modifier leurs propriétés fondamentales» afin de surprendre et de défier les observateurs, les expériences et donc les interfaces doivent en quelque sorte attirer, susciter l’attention. Au moment importun.
Jamais nous n’aurions envie de changer nos verres pour ceux qu’elle nous propose. Mais on les regarde, on s’interroge, et peut-être même qu’on rit. C’est le propre de ces objets manifeste : interpeller pour remettre en question des choses considérées comme acquises. Il en va de même pour les interfaces : je ne veux pas me retrouver avec de nombreuses pop-up me demandant de confirmer chaque action, qui m’ennuient déjà rien qu’en écrivant.
The Uncomfortable Design, Katerina Kamprani
“Less but better” martelait Dieter Rams, repris plus tard par Jonathan Ive “If something doesn’t need to be there, it’s not there”. Et aujourd’hui, c’est pareil : il ne s’agit pas pour nous de refaire un pas en arrière mais de prendre l’habitude de nous re-poser les bonnes questions. Il nous faut remettre les choix de nos utilisateurs dans leur contexte. Il nous faut nous poser la question de ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas. Et il nous faut nous demander systématiquement quand restreindre le choix, et quand le laisser libre.
Et si on inventait des expériences (et leurs interfaces) plus «sensibles» ?
Le succès des interfaces vocales - de mieux en mieux adoptées par le grand public - et les nombreuses recherches en cours sur la sollicitation d’autres sens comme le mouvement, le regard et même la pensée, couplées à l’émergence de technologies de plus en plus matures me convainquent d’une chose : ces “nouvelles interfaces” que certains disent “naturelles” et qui tendent à le devenir toujours plus (si on entend par “naturelles”, “intuitives”) sont pour nous, designers, une opportunité que nous aurions tort de refuser. C’est l’occasion de concevoir et d’offrir de nouvelles expériences qui suscitent davantage l’attention et de créer une relation plus intime et personnelle avec nos utilisateurs et clients.
Cela implique une interface utilisateur invisible et sans écran où les gestes naturels déclenchent des interactions, comme si l'utilisateur communiquait avec une autre personne. Elle est permise par l'émergence et l'adoption générale de capteurs, d'analyses de données, de tout connecté, de systèmes d'anticipation, d'adaptation et de connaissance contextuelle.
Ces interfaces, qui nous font oublier (en tant qu’utilisateur) et laisser de côté (en tant que designer) les écrans qui brillent sur la table, au bord de notre lit et dans nos poches. Ou les réserver à des actions plus fonctionnelles.
Et on y arrive. Aujourd’hui déjà, parmi la multitude de nouveaux assistants vocaux qui ont envahi en quelques mois seulement nos magasins (et nos maisons), on se rend compte que les plus efficaces sont celles qui nous “touchent”. Une bonne interface utilisateur vocale montre des bribes de personnalité qui crée un sentiment de plus grande proximité entre l’objet/la machine et l’utilisateur. Les phrases et les mots choisis rendent compte de la réflexion, de la prise de position, ni neutre ni mécanique qui se cache derrière la construction du raisonnement et du dialogue.
Alexa ne devient que plus attachante (et plus humaine) après l’avoir entendu rire, même quand c’est une erreur.